Le rôle important que l’amitié a joué dans la vie de nombreux saints a été source d’une immense fécondité pour l’Église. Pensons à saint François et sainte Claire, à sainte Thérèse d’Avila et saint Jean de la Croix, à saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal, pour ne citer qu’eux. Le Christ lui-même eut des amis, et nous convie à l’amitié avec Lui : « Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis » (Jn 15, 15). Cela donne à toucher la grandeur et la beauté de l’amitié.
Thérèse d’Avila affirme : « Si, pour ma part, je ne suis pas aujourd’hui en enfer, je le dois, après Dieu, à des amis de ce genre ». Elle parle ici de personnes qui l’ont aimée selon Dieu, non selon le monde.
C’est de ce type d’amitié dont il sera ici question : amitiés vécues en Dieu, dans le souffle de son Esprit, donc amitiés spirituelles, même s’il nous arrive probablement, dans la vie courante, d’appeler « amitiés » des relations qui n’atteignent pas une telle profondeur.
Définition
Le père Jean-Marie Gueullette la définit comme « reconnaissance réciproque ». Cela est riche de sens. « La reconnaissance signifiant tout autant la gratitude que l’attestation identitaire ». Aelred de Rievaux insiste fortement, quant à lui, sur l’importance de ne pas qualifier rapidement une relation d’amitié. Il faut prendre le temps, dit-il, de mettre son ami à l’épreuve (et sans doute aussi son propre cœur !). Car l’amitié engage ensuite pour toute la vie : « Si elle est vraie, l’amitié est éternelle ; par contre, si elle vient à cesser, là même où on la croyait présente, elle n’était pas véritable ». Cette réciprocité se vérifie en particulier dans l’ordre de la confidence. Un ami est celui à qui je peux me confier, sans crainte d’une once de jugement, mais il est aussi celui qui trouvera auprès de moi une telle écoute, un tel accueil. Cela implique une immense confiance en sa bienveillance, en sa discrétion et en la justesse de son regard. Cet échange est au-delà des mots. En effet, « Heureux deux amis qui s’aiment assez pour [savoir] se taire ensemble » (Péguy). L’ami est celui qui est là. Il est attendu de lui une présence plus que l’action.
Toute amitié est aussi empreinte de reconnaissance. L’ami fait l’objet d’une gratitude sans mots tant il est pour nous un don de Dieu, un reflet de son amour. Cette reconnaissance naît également du fait qu’au cœur d’une amitié spirituelle, la présence de Dieu et son action sont pour ainsi dire palpables. La gratitude va donc à l’ami et à Dieu Lui-même. Reconnaissance signifie aussi que, par l’amitié, il nous est donné de connaître notre ami et d’être connu de lui, à une profondeur reçue de Dieu. Cela nous révèle aussi à nous-mêmes et nous permet d’advenir davantage à notre véritable identité.
Aelred de Rievaux donne cette belle définition de l’ami : « Un ami, c’est comme un gardien de l’amour ou, selon d’autres avis, un gardien de l’âme ellemême ; car mon ami doit être le gardien de notre amour mutuel ou plus exactement le gardien de mon âme ellemême, de sorte qu’il en préserve tous les secrets par son silence à toute épreuve, qu’il soigne le mieux possible et supporte ce qu’il verra en elle de défectueux, qu’il se réjouisse avec son ami qui est dans la joie, qu’il s’attriste avec lui quand il est dans la peine et qu’il considère comme sien tout ce qui concerne son ami. L’amitié est donc cette vertu qui unit les âmes par un tel lien de dilection et de tendresse qu’à plusieurs elles ne font plus qu’un. »
Une amitié spirituelle est donc un puissant facteur de croissance spirituelle. Le fait de pouvoir être pleinement accueilli et aimé est source de guérison, de pacification. La possibilité de se livrer en profondeur illumine le cœur et éclaire la route. Le soutien de l’ami est source de force, de courage. La gratitude que provoque dans le cœur le don de l’ami décuple la générosité.
Thérèse d’Avila affirme : « On vous dira peut-être qu’une amitié de ce genre n’est pas nécessaire, que Dieu vous suffit. Mais moi je vous dis que c’est un excellent moyen d’arriver à Dieu que de communiquer avec ses amis : on en retire toujours le plus grand profit, je le sais par expérience ».Elle parle évidemment ici d’amitiés vécues en Dieu, car elle a par ailleurs expérimenté que celles qui ne l’étaient pas pouvaient être cause de tiraillement et considérablement freiner l’avancée de l’âme vers Dieu et donc son union à Lui.
Critères
Il s’agit donc d’un amour fondé en Dieu, vécu sous son regard et en cohérence avec Lui. L’amitié est un cheminement dont le Christ est l’origine et doit toujours être le centre et le terme. C’est le bien véritable de l’autre qui y est recherché, et donc sa croissance en Dieu, en sainteté. Mais à quoi reconnaître qu’une amitié vient de Dieu et est vécue en Lui ?
Voici un premier critère donné par Jean de la Croix : « Quand l’amour que l’on porte à la créature est une affection toute spirituelle et fondée sur Dieu seul, à mesure qu’elle croît, l’amour de Dieu croît aussi dans notre âme ; plus alors le cœur se souvient du prochain, plus il se souvient aussi de Dieu et le désire. »
Il n’y a donc pas à craindre d’aimer un ami, et de l’aimer intensément. Cela ne lèse en rien le Seigneur puisque cet amour vient de Lui. Mais il convient toujours de vérifier que cet amour nous propulse en Dieu et vers Lui, non le contraire. Une amitié doit être un tremplin, non un écran. Elle doit également être vécue dans un climat de profonde liberté intérieure, qui inclut une capacité de renoncement, par amour pour Dieu et pour l’ami.
Le second critère n’est pas moins important. Il concerne ce que l’on peut appeler la place du tiers. Non seulement du Tiers qu’est Dieu mais aussi du tiers qu’est le prochain. Une amitié vécue en justesse ouvre aux autres et leur fait de l’espace. Elle n’est pas close sur elle-même. Certes, des amis ont besoin d’être parfois seuls pour échanger, et ces moments sont précieux en amitié. Mais leur relation ne doit pas tourner à l’exclusivité. L’amitié ne va jamais à l’encontre de la charité envers tous. Elle est au contraire au service de son déploiement.
Conclusion
L’amitié ne se décrète pas. Elle est un don. Elle implique une réciprocité. Elle peut être désirée, voire demandée, mais en aucun cas elle n’est l’œuvre de nos mains. Aussi, si nous sommes gratifiés d’un tel don, il convient de rendre grâce, et d’en prendre soin. S’il nous manque et si nous le désirons, demandons-le avec confiance.
Extrait, d’Aelred de Rievaux
« Il était pour moi comme une main, un œil, un bâton de vieillesse, un lieu de repos pour mon esprit, un précieux soulagement dans les tourments […] Quand j’étais épuisé par les travaux, il m’accueillait dans le giron de son amour ; quand j’étais écrasé par la tristesse et le découragement, il refaisait mes forces par ses avis. Quand j’étais agité, il me pacifiait ; quand j’étais irrité, il me calmait. Si un événement plutôt fâcheux se présentait, je recourais à lui : ainsi attelés l’un à l’autre, nous supportions aisément ce que je n’aurais pas su porter seul. Dites-moi, n’est-ce pas avoir déjà part à la béatitude que de s’aimer et de s’entraider ainsi, de s’appuyer sur la douce charité fraternelle pour voler jusqu’aux étincelantes régions de la divine dilection, et, par l’échelle de la charité, tantôt de monter vers l’étreinte du Christ, tantôt de descendre vers l’amour du prochain pour y trouver un délicieux repos ? »
La citation
« Qu’y a-t-il de plus précieux que d’unir ainsi deux âmes l’une à l’autre et de n’en faire plus qu’une, au point qu’on n’ait pas à craindre la jactance ni à redouter la suspicion, et qu’on puisse se corriger l’un l’autre sans être froissé ou exprimer un éloge sans craindre la flatterie ? »
Aelred de Rievaux
Pour aller plus loin…Rien que pour aujourd’hui :
Livres :
|
Retrouvez les articles précédents de notre série « Vie d’oraison ».
(publication éditée par des frères et sœurs de la Communauté des Béatitudes – ©droits réservés).
*Le Livre de Vie de la Communauté est le texte fondateur de la spiritualité de la Communauté. Vous pouvez le télécharger ici ou le commander aux Editions des Béatitudes.