Dans l’article précédent, nous avons réfléchi sur l’oraison comme étant la grâce principale de la spiritualité de la Communauté des Béatitudes. Grâce principale veut dire source, dont toute autre chose découle. Si nous vivons cette grâce à l’école du Carmel, cela veut dire aussi que ce caractère spécifique de la source imprégnera tout ce sur quoi elle déborde : la vie fraternelle et la vie apostolique.
En suivant cette logique, jetons un regard sur ce que veut dire « faire oraison à l’école du Carmel », pour ensuite voir ce que cela apporte aux autres piliers de la vie aux Béatitudes comme de toute vie chrétienne.
Arroser notre jardin
Les grands maîtres de l’oraison carmélitaine, saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila, ont recours à des images pour décrire le chemin de l’oraison – la montée du mont Carmel, le château intérieur. Nous allons reprendre ici un autre symbole utilisé par Thérèse d’Avila. Elle décrit la vie d’oraison à l’aide de l’image d’un jardin que nous devons arroser (cf. Vie XI, ss). Ce jardin est notre âme. Le jardinier, c’est Dieu. Il débroussaille et sème de belles plantes. Puis, il nous en confie le soin. Notre tâche n’est ni de planter, ni d’arracher, mais d’arroser. Les plantes représentent les vertus. L’eau représente les grâces reçues dans la prière.
Sainte Thérèse décrit quatre manières d’arroser ce jardin qui correspondent aux différentes étapes de la vie d’oraison. Le Maître de la création nous remet avec beaucoup d’amour et de confiance son œuvre et nous appelle à collaborer avec lui : une relation d’amitié et de confiance où l’initiative première est toujours celle du Maître, mais où, sans la réponse du disciple, l’œuvre ne pourra se déployer pleinement. L’eau est toujours donnée, bien que de différentes manières, mais elle ne sert pas pour elle-même, ni pour la jouissance du jardinier ; elle sert pour les plantes. Les grâces de prière servent pour faire grandir en nous notre capacité d’aimer (cf. Thomas Green dans Opening to God).
Regardons brièvement ces quatre manières d’arroser :
- Le puits
À l’aide d’un seau « nous tirons de l’eau du puits à force de bras » (Vie, XIV). C’est lent, fatigant et peu efficace : beaucoup de travail pour peu d’eau. Mais cela permet à nos plantes de grandir. Dans l’oraison, cela correspond à l’étape de l’oraison mentale : la réflexion sur notre vie, sur nos expériences quotidiennes, à la lumière de l’Évangile, la méditation discursive sur la vie du Christ. C’est surtout notre entendement qui travaille activement. Dans cette étape, notre difficulté est de faire silence et de nous centrer sur un sujet. Le regard honnête sur nous-mêmes, les prises de conscience peu flatteuses, ne rendent pas la chose plus facile. Nous en avons tous fait l’expérience : nous avons un grand désir de silence et de recueillement, mais dès qu’il y a une possibilité pour y entrer, voilà que nous reculons. Ici ne peut nous aider qu’une fidélité inlassable, une ferme résolution de ne pas revenir en arrière.
- La noria
Sans aucun changement de notre part, et à notre grande surprise, les mêmes méthodes et thèmes de prière nous donnent accès à l’eau beaucoup plus rapidement. Thérèse prend l’image de la noria, une aide mécanique qui fait sortir de manière beaucoup plus aisée l’eau du puits. Tout d’un coup, le Seigneur multiplie le résultat de nos efforts. Tout prend vie, tout se met à nous parler de son amour. Jusque-là, nous avons peiné pour connaître le Seigneur et pour nous connaître nous-mêmes. Maintenant, cette connaissance nous ouvre à la joie de la rencontre. C’est ce que sainte Thérèse de Jésus appelle l’oraison de quiétude. Nous allons encore au puits, mais dès que nous y arrivons, l’eau commence à couler comme si le puits était rempli à ras-bord. Ou comme la coupe du Shabbat qui déborde…
- La rivière
Il n’y a rien d’autre à faire que de diriger cette eau vive vers les plantes. C’est à partir de cette étape-là qu’on parle de grâces surnaturelles. La prière est toujours don. Mais dans les deux premières étapes, notre part active est plus importante. L’expérience de la prière de quiétude nous met en disposition intérieure pour pouvoir accueillir ce que Dieu seul peut donner : les grâces de prière passive.
- La pluie
C’est la manière la plus efficace d’arroser notre jardin. C’est la douce mais abondante pluie du printemps. Nous n’avons plus rien à faire, sinon nous asseoir et accueillir la grâce, permettre qu’elle nous pénètre.
Dans ces deux dernières étapes, nous donnons simplement à Dieu notre temps et notre personne pour qu’il agisse comme il le voudra. Nous sommes l’argile entre les mains du potier. Cela semble facile, mais finalement c’est la chose la plus difficile pour nous. Il s’agit de nous abandonner totalement, de lâcher tout contrôle, « d’arrêter de nager et de nous tourner sur le dos pour flotter et permettre que l’eau nous emporte où elle voudra. » (Thomas Green dans When the well runs dry)
Évoquons encore un phénomène : la sécheresse… Elle existe à toutes ces étapes. Mais une fois vérifié le fait qu’elle n’est pas due à notre paresse ou à notre infidélité, nous pouvons l’embrasser comme une autre manière d’être unis au Christ. Il semble que nous ayons besoin de passer par ces temps d’épreuve pour apprendre à aimer vraiment. Chose étonnante : notre jardin ne se dessèche pas pour autant…
Un art de vivre
Comment appliquer tout cela à notre vie fraternelle et à notre vie apostolique ? À méditer… mais peut-être pouvons-nous partir des points suivants (non exhaustifs) :
- tout part d’une relation d’amour entre le Créateur et sa créature ;
- l’initiative est toujours celle de Dieu ;
- notre responsabilité personnelle reste décisive ;
- il s’agit d’un processus dynamique que l’Esprit Saint dirige ;
- dans le silence et la vigilance intérieure, nous reconnaissons ces mouvances de l’Esprit ;
- nous y adapter avec confiance et abandon mène à la fécondité ;
- le but est l’union avec le Bien-Aimé ;
- cette union déborde en union avec toute chose créée.
L’école du Carmel nous fait donc entrer dans un style de vie. Notre vie se centre peu à peu sur Dieu et ainsi la relation – avec lui, avec nous-mêmes, avec nos proches, avec le monde – est au cœur de notre existence. Formés par la vie d’oraison dans toutes ces relations, nous collaborons à l’œuvre du jardinier. Nous sommes le sarment branché sur le Christ qui est la vigne. Les fruits sont son affaire. Le sarment n’a qu’une chose à faire : fixer son regard, son attention sur la vigne et en puiser la sève. Tout le reste est donné.
Ainsi avons-nous beaucoup à recevoir de l’école du Carmel… C’est pourquoi nous poursuivrons ce sujet dans un prochain article.
La citation
« Nous devons cultiver des attitudes qui correspondent à l’amour qui a touché notre cœur. Cependant, ce n’est pas par de bonnes résolutions que nous allons l’atteindre, mais par notre engagement ferme au rendez-vous quotidien avec Dieu, où nous n’avons d’autre but que de maintenir notre cœur ouvert à cet amour qui nous transforme. » James Finley
Pour aller plus loin…
Petit exercice spirituel :
Je dessine une ligne – ma vie depuis que je fais oraison – et y note les étapes les plus marquées.
Est-ce que je reconnais l’une ou l’autre des étapes décrites par Thérèse ? Comment l’Esprit de Dieu m’a-t-il guidé ? Que me dit-il aujourd’hui ?
Je fais de même pour ma vie fraternelle et apostolique : comment rejaillit mon union à Dieu actuellement sur mes relations fraternelles et sur mon travail ?
Livres :
– Vie, Sainte Thérèse d’Avila, chapitres XI à XXII.
– Prier à l’école du Carmel, Mary McCormack, Éditions du Carmel.
– Vives Flammes n° 256, « L’art de vivre ».